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De la rétro-civilisation à la civilisation de soi

· Société

Le monde s’affole et s'effrite, les « breaking news » se succèdent à un rythme effréné. Chacun d’entre nous regarde compulsivement son smartphone dans la crainte du dernier fait divers sordide ou de la nouvelle catastrophe globale. Nos écrans nous apportent l'hideuse vibration de notre espèce. Tour à tour menacée par le feu nucléaire, la submersion des villes côtières ou le soulèvement de foules fanatisées, nos "Cassandre" connectées accélèrent notre rythme cardiaque, nourrissent notre anxiété et renforcent le doute de soi, de l'autre et de demain. Au rythme du tambour de nos crises climatiques, géopolitiques, socio-économiques, sanitaires, technologiques, morales ou religieuses, le réseau palpite et s'effraie. L'humain vibre à l'unisson du même pouls planétaire, impulsé par son cœur médiatique et par le flux sanguin ininterrompu et obèse de ses informations dramatiques et violentes. Le prophète millénariste de Tintin, Philippulus, va bientôt frapper son gong. Le bar des barbares est ouvert et la fin du monde est désormais proche.

Les lendemains devaient pourtant chanter...

Avec le politologue américain Francis Fukuyama au temps de la chute du mur de Berlin (1989), ça partait plutôt bien. Dans un moment suspendu, on avait rapidement annoncé la « fin de l’histoire » et on voulait y croire ! Sur fond de libéralisme, de démocratie et de mondialisation triomphante, la fin de l’empire soviétique devait souffler dans les trompettes de l’apocalypse (au sens de révélation) et apporter au monde la paix et l’harmonie, attendus depuis au moins 2 500 ans par les philosophes et l’ensemble de notre espèce.

Séquence subliminale à l'échelle de l'histoire, chacun tombait dans les bras de l'autre et se rêvait un avenir léger et insouciant, sans conflit et sans limites d'espace ou de temps, dans le nouveau village global planétaire. Les ressources semblaient infinies et le citoyen-consommateur apparaissait comme le roi de la fête.

Emporté par l'hubris civilisationnel ambiant, l'historien Israélien Yuval Noah Harari publiait en 2017 son "Homo Deus : une brève histoire de l'avenir", dans lequel il annonçait avec force démonstrations, l'anéantissement des 3 fléaux historiques de l'humanité : la fin de la faim, la fin des épidémies et la fin de la guerre ! Parvenu au terme de cette étape évolutive nécessaire, Homo Sapiens Sapiens pouvait désormais s'intéresser à ses 3 nouveaux défis ontologiques : le bonheur pour tous (via notamment la réalité virtuelle et les psychotropes), l'immortalité ("La mort est un crime contre l’humanité. Nous devons mener contre elle une guerre totale. ) et la divinité via notamment la modification de notre ADN et la fusion de notre corps avec la machine : cyborgs et post-humain ("A l’avenir, le pouvoir de l'homme dépendra davantage de l’optimisation du corps et de l’esprit humain, voire d’une fusion directe avec nos outils").

Probablement enseigné par les 600 millions de morts brutales du XXè siècle, on a naïvement imaginé pendant quelques décennies que l'Homme s'était assagi et qu'il avait appris, qu'il avait grandi et s'empêcherait de retomber dans l'obscur. Las, les belles images s'éteignent ou viennent s'écraser les unes après les autres sur la façade de notre smartphone, devenu le témoin de notre immaturité, de notre stagnation et désormais, de notre régression. Loin des "30 glorieuses" de l'après-guerre et des "30 piteuses" qui lui ont succédé, les sociologues appelleront peut-être la période 1990-2020 les "30 rêveuses".

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L'avenir n'aime pas les pronostics

En vérité, la vie et l'avenir aiment à contrarier les pronostics car on ne peut réduire le réel en équations. Par nature imprévisible, les hommes sont incapables de concevoir ou de prévoir l'aléa, pourtant au cœur du fonctionnement même de la vie. La tradition taoïste nous l'illustre depuis plus de 3 000 ans : "un Yin, un Yang, c'est le Tao" nous disent les textes classiques (Yi Jing). Changez les mots et vous obtenez : "une crise, une accalmie, c'est la vie de notre plan terrestre ". Oublier cette vérité de nature, c'est prendre le risque de graves désillusions, baisser la garde et faire entrer les coups.

C'est pourquoi le réveil est aujourd'hui douloureux et la gueule est en bois dur. De crise en crise, on retrouve ce que Noah Harari pensait avoir dépassé : l'épidémie avec la crise du COVID, la faim avec l'instrumentalisation des conflits géopolitiques (les céréales en Ukraine...) et le dérèglement climatique, la guerre enfin avec la résurgence de 3 conflits majeurs, en Europe (Ukraine, Arménie), au Moyen-Orient et dans la mer de Chine avec Taïwan, le prochain front à venir.

Le brutal retour aux basiques

Pour l'heure, l'immortalité, le bonheur et la divinité attendront. On redécouvre les règles et les codes anciens : la frontière, l'insécurité, la fin de l'abondance, la peur et la haine de l'autre, la brutalité et la violence, la martialité des discours et des drapeaux. De nouvelles alliances se concluent comme à l'époque des empires, de BRICS et de broc.

Le temps revient aux basiques et aux fondamentaux : se nourrir, se soigner, s'abriter, se défendre. Notre belle humanité a dégringolé de quelques étages sur la pyramide de Maslow et l'apex attendra. En quelques années seulement, Homo est devenu Rétr'Homo. Sous le mince vernis des apparences, la lave couvait sous la croûte.

On avait pourtant aboli l'esclavage, inventé le vote, renforcé ici ou là le droit des minorités, égalisé (au moins sur le papier) les droits entre les hommes et les femmes, revalorisé la valeur assurantielle de la vie humaine (3 millions d'euros en France en 2013). On pensait avoir élevé notre niveau de conscience, imaginé naïvement ne plus voir de décapitations et d'égorgements, de démembrements et de viols collectifs. Force est de constater que le cours du crâne est à la hausse et que les peintures de Franck Frazetta (Conan le barbare) redeviennent à la mode.

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Notre espèce a du mal à se projeter vers un avenir d'enthousiasme

Engluée dans sa multi-anxiété et fruit de son évolution depuis l'époque des cavernes, l'humanité ne sait que faire de ses bonnes nouvelles et ne sait pas se projeter vers un avenir d'enthousiasme. La morosité fait vendre et les mass-medias nourrissent la bête immonde. A défaut de pouvoir se projeter dans un futur roboratif et stimulant, d'insister sur ce qui nous réunit plutôt que ce qui nous sépare, sur la lumière des peuples plutôt que sur leurs ombres, sur les inventions, les initiatives et les solutions plutôt que sur les problèmes et les risques, certains sont tentés de regarder dans le rétroviseur, vers ce que l'on pourrait appeler une rétro-civilisation. "Si tu ne sais pas où tu vas, regarde d'où tu viens" déclare un célèbre proverbe africain. Tournant les talons à un avenir incertain, c'est précisément le chemin qu'emprunte une partie de notre espèce humaine ou inhumaine, retrouvant le sentier trop familier que l'on croyait quitter : la guerre, les épidémies et la famine.

L'Homme s'est pris les pieds dans le tapis roulant de l'Histoire. Il tourne désormais à l'envers, emportant avec lui nos maigres conquêtes d'évolution. A l'image de ces restaurants japonais, il repasse désormais les plats, gorgés du sang, des larmes et du cri des humains. Les remugles du passé redeviennent étrangement contemporains. Il nous faut à nouveau écouter les anciens nous parler de leur jeunesse, raviver les plaies que l'on croyait fermées à jamais, ressortir des armoires les chemises brunes et les rouges, enrichies aujourd'hui de vert et d'arc en ciel. Les photos sepia de nos livres d'histoire reprennent des couleurs et leurs ombres s'animent à nouveau. Le sang des victimes n'a finalement pas eu le temps de sécher, les larmes ont été essuyées un peu trop vite, les paupières embuées se sont baissées trop tôt.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Comment en sommes-nous arrivés là ? La vérité nous impose l'impitoyable aveu que nous ne sommes jamais réellement partis. Nous ne faisons que retrouver une sauvagerie que notre humanité n'a finalement jamais véritablement quittée. De génération en génération, les décors, les accessoires, les gouvernants, les régimes, les mots et les doctrines changent mais nous restons dramatiquement les mêmes, inchangés, pétris des mêmes peurs et de la même mollesse, victime des mêmes oublis. Sisyphe des temps modernes, nous sommes cet insecte 1 000 fois né, qui meure à l'identique de ce qu'il était à sa naissance, la puissance de destruction en plus. Homo aime faire la guerre, avoir raison et asseoir son autorité. Les petits garçons prennent encore trop souvent les bouts de bois pour des fusils.

Acquis trop fragiles, les quelques ilots de conscience que l'on a sû péniblement construire au fil du temps (et parfois du sabre), n'ont pas résisté longtemps à la déflagration du reste du monde rétrocivilisé et à la volonté de conserver son confort personnel. La digue a cédé, emportant avec elle nos livres de sagesse et notre besoin d'amour.

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Allo là-haut, que peut-on faire ?

Lorsque l'horreur apparaît, 3 comportements se manifestent autour de ce que les anglo-saxons (les champions du slogan !) appellent les 3F : Freeze, Flight or Fight. Une partie de la population reste interdite et immobile, figée dans la sidération, incapable d'agir dans un sens ou dans l'autre, vivant la situation comme un mauvais rêve (Freeze). Une autre partie de la population se détourne de la réalité pour la fuir, en s'éloignant des zones de conflit ou dans leur tête, en s'installant dans le déni (Flight). Une dernière partie de la population enfin prend sa place dans le combat, physique, moral ou sur le plan des idées (Fight).

Le taoïste Guiguzi (le Maître de la Vallée des fantômes) aurait pu suggérer d'aller se retirer dans les montagnes et d'attendre que passe l'orage. L'auteur de "L'art de la guerre", SunTzu, d'user de malice pour emporter la victoire et réinstaller l'harmonie sans combattre. Certains légistes de la Chine antique aurait pu souhaiter de leur côté engager le fer et le combat frontal. Il n'y a pas de réponse unique aux événements d'exception. On peut cependant s'accorder sur un principe commun : face aux ténèbres, seule la lumière peut l'emporter.

Sur cette base et en les répartissant selon les 3 plans taoïstes, plusieurs types d'actions peuvent être envisagés :

Les actions du Ciel :

  • Prier en convoquant les forces dans lesquelles on croit. Prier pour soi, pour sa famille, son pays ou sa communauté n'est pas le sujet. En période de conflit, il convient surtout de prier pour celui d'en face, pour le barbare, en lui souhaitant de découvrir la lumière qui est tapie en lui, l'appeler en conscience au calme et à l'unité, à l'amour et à l'harmonie qui l'habitent et qu'il a oubliés. On ne prie pas pour la victoire de son camp, on prie pour ce qui réunit son camp et celui de l'autre, on prie pour quelque chose qui est supérieur à chacune des deux parties (la conscience, la lumière, l'amour), en imaginant que la situation est déjà résolue. 
  • Méditer. Lorsque suffisamment de personnes méditent et prient, il se produit un effet appelé "Maharishi", qui semble avoir permis par le passé de diminuer la criminalité à Washington ou d'atténuer l'intensité des combats au Liban.
  • Chanter. Des concerts, comme ceux de "One day" en 2018, nous apportent la preuve qu'il est possible de réunir les ennemis d'hier dans un appel commun vers l'unité et la réconciliation. En période de crise, ce type d'événements a toutefois peu de chances de réunir les conditions de sécurité requises. Il est alors possible de chanter en plus petit comité.
Prier, méditer ou chanter permettent d'élever sa fréquence vibratoire et d'agir via les plans subtils sur notre plan de réalité.

Les actions de la Terre :

  • Résister bien-sûr et se défendre à l'image de ces arbres qui sécrètent une substance toxique lorsque les chevreuils trop nombreux agressent leur écorce. Résister pour appuyer sur le bouton rouge et stopper l'escalier fou de la rétro-civilisation, pour ne pas se soumettre à la loi du plus fort, pour ne pas voir ressurgir la barbarie des temps anciens, pour ne pas ressusciter l'homme d'hier et du bas, pour permettre à notre espèce de poursuivre son évolution consciente et son grandissement ontologique, pour nous laisser le temps de nous rapprocher du potentiel de nous-mêmes, pour simplement conserver nos degrés de liberté et le pouvoir de dire "non". Résister sans haine ensuite pour ne pas se perdre dans ce qui nourrit la barbarie et le camp de l'autre, pour ne pas lui ressembler. 
  • Travailler avec ceux qui sont prêts à faire évoluer le camp d'en face et les défendre (les nouveaux penseurs de l'Islam des lumières, les résistants aux régimes autoritaires, les réformateurs...), proposer des alternatives crédibles et compatibles avec la raison et le cœur, penser solution (création des 2 états au Moyen-orient, discussion "apaisée" autour du statut des régions russophones en Ukraine, référendum à Taïwan sur leur volonté ou pas de se raccrocher à la Chine continentale...) en tentant de trouver et de rejoindre la lumière de l'autre.
  • Donner toute sa place à la diplomatie (l'énergie pivot de la Terre) avant les armes.

L'action de l'Homme :

Plus fondamentalement enfin et plus proche de chacun, ici ou là-bas, il est essentiel de prendre conscience qu'on a les représentants que l'on mérite et à l'image de ce que nous sommes. Si nous changeons, nous changerons naturellement nos représentants politiques ou théologiques. La réalité n'est que la projection de notre propre niveau de conscience car il détermine ce que l'on est prêt à accepter et à refuser, il distingue ce qui est juste de ce qui ne l'est pas. Plus que la justice, seules la justesse et la prise de conscience peuvent nous sauver. L'occurrence d'un meilleur avenir ne peut provenir que de la somme de nos changements individuels. En face de la rétro-civilisation, il n'existe que la parade d'un acte de civilisation individuel et intérieur. Dans la physique du monde, ce qu'une énergie déploie, une autre peut l'inverser. Pour chacun d'entre nous, dans chacune de nos communautés, elle pourrait être dictée par la fulgurance suivante :

  • Le monde devient plus bruyant ? Allez vers le silence.
  • Le monde devient plus rapide ? Ralentissez.
  • Le monde appartient de plus en plus aux machines ? Allez vers votre corps.
  • Le monde est saturé d’informations ? Développez votre intuition.
  • Le monde demande d'obéir ? Essayez le doute et l'esprit critique.
  • La ville avance ? Allez vers la nature.
  • Le monde redoute l’avenir ? Vivez le présent.
  • Le monde nourrit sa colère ? Allez vers votre calme.
  • Le monde a peur ? Essayez l'amour.
  • Le monde porte la tristesse de lui-même ? Allez vers votre joie.
  • Le monde devient de plus en plus intelligent ? Allez vers votre cœur.
  • Le monde se perd dans son horizontalité ? Devenez vertical.

Ce temps de la rétro-civilisation est le kairos idéal pour reciviliser et revitaliser notre espèce, aider à la prise de conscience et passer un cap collectif d'évolution, redevenir acteur du cours de notre vie, donner un sens et une impulsion nouvelle à nos sociétés malades, retrouver le juste et envisager plus sereinement l'avenir en y prenant sa place. Comme on le fait dire à Abraham Lincoln, "le meilleur moyen de prévoir l'avenir, c'est de le créer". La création d'un meilleur avenir commence précisément au centre de nous-mêmes car il n'est pas possible d'"installer la paix sur la base d'une guerre civile intérieure" (Jean Lartéguy).

Il nous revient désormais de nous redresser sans délai, de nous mettre en chemin vers la pacification et la civilisation de nous-même. Par effet de souffle, la vie fera le reste.