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Ken a écrit à Barbie !

Cette lettre a été trouvée par une jeune fille dans le carton d'emballage d'une Barbie. L'enquête diligentée par la Direction de MATTEL n'a pas pu identifier à ce jour l'origine du brûlot. Nous la publions intégralement ici en exclusivité.

· Société

Ma chère Barbie,

Je viens de voir à l'instant le film qui porte ton nom et j'aurais probablement les yeux embués de larmes si mon Créateur ne les avait pas fabriqué en plastique.

La mise en abîme que suggère le film m'accorde le droit aujourd'hui de t'écrire et de te partager mes sentiments. Je ne sais pas encore si je vais finalement t'adresser cette lettre ni comment elle te parviendra. Je vais tenter avec mon cœur de jouet de te dire du mieux que je le peux ce que je ressens, même si je sais déjà que tu ne liras probablement pas ces lignes ou que tu les partageras avec tes autres Barbies en pouffant de rire. Avant de commencer, pardonne-moi de ne pas avoir utilisé l'écriture inclusive qui me donnerait l'impression de me désarticuler encore davantage.

Je ne te cache pas que les niveaux d'analyse du film sont multiples (Barbiland, le monde réel, le Conseil d'Administration de Mattel, Ruth Handler ta créatrice...) et il faudra probablement que je retourne le voir pour bien en comprendre tous les messages et les subtilités. Pour être tout à fait sincère, c'est beaucoup d'informations pour un cerveau de 1 cm3 et il me faudra du temps pour en digérer le tout.

J'ai beaucoup aimé les chorégraphies, le soin apporté aux décors et aux costumes. C'est une sorte de comédie musicale (presque) sans musique, remarquablement réalisée et Margot Robbie y est parfaite.

Je ne te cache pas qu'il faut aimer le rose cerise vif dont le Pentone est le 219 C. Je fais le malin mais je suis allé péniblement chercher l'information sur internet. Enfin, pour être tout à fait honnête, l'une de tes copines (Barbie 233-B) m'y a aidé. J'en profite pour la remercier chaleureusement pour la relecture de cette lettre car sans son intervention, je ne serais probablement pas parvenu à la rédiger.

Pour revenir au rose ma pink Barbie, j'adore cette couleur que tu portes si bien. Il est quand même dommage de ne pas retrouver davantage de bleu dans ton monde sucré, puisque la seule tâche de cette couleur que l'on rencontre est celle d'une vague contre laquelle je me vautre lamentablement.

Tu es toujours aussi belle et j'ai adoré te voir bouger dans ton univers de magie. Ton sourire éternel apportera encore longtemps de la joie aux petites filles qui se projetteront en toi. Tes yeux de rêve portent l'émerveillement de l'enfance, loin de ce que les grands semblent appeler le "konsumérism" ou le "patriarka", dont je pense avoir compris l'esprit mais où j'imagine que ce n'est pas le plus important. Je ne suis pas sûr qu'il faille moins de quelque chose mais au contraire davantage d'autre chose. Je pense en vérité que le monde devrait avoir plus de "toi" et moins des autres.

J'en viens ma petite reine rose à ce qui me coûte de te dire. Si tu savais combien je regrette que tu ne voies en en moi qu'un buveur de bières, qu'un amateur de jeux de hasard et de bagarres. Avec ma planche de surf sous le bras et ma ridicule moumoute en poils de chèvre, tout le monde me traite partout d'incapable et de raté, de beauf et de mollusque. Ils ont même détourné mon nom et m'appellent désormais : le Krak-ken. Ca les fait rire et je pars cacher mes larmes dans ma boîte en carton, loin de tes décors enchanteurs.

Contrairement à toi, je me sens profondément inutile. A l'image d'un meuble ou d'un miroir, je ne suis là que pour mieux te faire exister. Je suis vide et mon existence de plastique me pèse. Mais plus encore, si tu savais combien je souffre que tu ne me voies pas malgré tes yeux qui ne se ferment jamais. Tout ce que je t'ai dit ne serait pas bien grave si je me voyais exister en ton coeur. Il me semble n'être qu'un fantôme ou un objet jetable, l'un de ces cailloux pointus que l'on écarte négligemment du pied sur le rebord d'un chemin.

Mais mon chemin Barbinou, c'est toi ! Comment se fait-il que je pense à deux lorsque tu ne voies que toi ? Comment se fait-il que l'on apprécie ton narcissisme acidulé plutôt que l'amour que je te porte ? Comment ta plastique peut-elle l'emporter sur les élans de mon être ? Par quelle perversité associer l'amour à l'inutilité et à la bêtise ? Comment se perdre dans l'apparence et négliger l'essence ? Pourquoi l'amour ne sort-il jamais de ta boîte ? Pourquoi ta vie en rose n'est-elle pas une vie à deux pour mieux retrouver le un ?

A partir de là, je ne suis plus sûr de bien saisir tout ce que j'écris et tu comprendras que je préfère arrêter ma main polymèrisée.

Dans le langage des jeunes, je crois me souvenir que "Ken" est désormais le synonyme de "Niquer". Ça me torture de te le dire, mais c'est bien le sentiment qui m'anime aujourd'hui et qui me laisse penser qu'à oublier l'amour, tout le monde risque de perdre à la fin et le rose de ton univers enchanté, virer définitivement au gris.

Je suis juste Ken.

Ken.

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