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Numérique : du digital à la mise à l'index

Dans le monde synthétique qui est désormais le nôtre, cet article cherche à nous questionner sur les enjeux ontologiques du numérique et de la "donnée". Il est un appel urgent à la déconnexion et à l'insoumission mais également l'occasion de recueillir l'opinion des 5 tonalités du vivant que sont le Bois, le Feu, la terre, le Métal et l'Eau.

· Société,Entreprise

Les doigts sont nos nouveaux maîtres

C'est un fait indéniable, une réalité dure, de celles qui cognent contre les carreaux de nos smartphones ; le monde, notre monde, est devenu digital ! Minéral puis végétal puis animal puis humain, le règne de notre plan de réalité est désormais digital, peuplé de pixels, fixé dans le silicone et le graphène. Au sommet de ce nouvel empire dominent les doigts. C'est le monde de la "petite poucette" de Michel Serres, un royaume où les jointures sont célébrés et portent la couronne, un territoire où l'index cesse d'être mis sur lui-même.

Pour autant et paradoxe assumé de notre époque, c'est au moment où le tactile règne en maître que s'éloignent le recours au toucher et la recherche de l'échange palmaire. On serre de moins en moins la main de ses semblables pour des raisons sanitaires ou sécuritaires, l'autre s'éloigne et devient de plus en plus "un autre", un point de plus en plus petit sur notre ligne de vie creusée au centre de nos paumes, un lien mort. L'altérité s'altère et les bras ne sont désormais plus assez longs pour trouver le point de contact.

Les "touches" du clavier font office de capteur sensitif de l'autre. La main n'est plus un agent de liaison entre deux individus, mais le médiateur servile d'un monde virtualisé et vidé de ses humains ou plus justement de ses "hue-MAINS".

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Les doigts du "tactile" sont ceux de la matière et de l'émotionnel

Si l'on souhaite aller plus loin dans la symbolique du digital, on peut convoquer la sagesse taoïste et observer avec un certain trouble que l'annulaire (Métal) et l'auriculaire (Eau) ne sont quasiment jamais activés pour la saisie ou le glissement tactile de nos smartphones. Seuls les doigts Yang (index Bois et majeur Feu) sont sollicités ainsi que le doigt neutre et Yin/Yang du pouce. Notre époque ignorante n'aime pas la profondeur et la lenteur majestueuse du Yin.

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De la même manière, il est intéressant de constater que le recours principal du Yang accorde une prédilection à tout ce qui relève de la matière (pouce), au tripal de l'index (nourriture, sexe, consommation...) et aux élans émotionnels du majeur (colère, tristesse, peurs, inquiétude, dégoût...). Ce faisant et non stimulées, la rigueur de l'analyse factuelle et dépassionnée de l'annulaire est ainsi laissée de côté ainsi que la sagesse profonde et spiritualisante de l'auriculaire.

Un exercice pratique et utile pour contenir ce glissement digital vers la pulsion et la matière et renforcer l'appel du Ciel, pourrait consister à balayer (voire saisir) plus fréquemment les contenus de son écran (scrolling) à l'aide de l'annulaire et de l'auriculaire (et non plus par le pouce, l'index ou le majeur). Faites l'expérience en conscience pendant une journée et tentez de ressentir la différence dans votre corps et dans votre esprit.

Le vrai sujet est celui de la "donnée"

Pour autant, nos doubles ou triples phalanges ne sont pas le maître mais le serviteur ; elles ne sont pas le sujet mais le vecteur qui vient nourrir le moteur du système, à savoir : la "donnée numérique". Dans son espace-temps de "0" et de "1" (et bientôt de l'espace quantique des Qbits qui les sépare), la "donnée" explique tout, prévoit tout et optimise. Créature insatiable et vorace comme un trou noir, la "donnée" Gargantua appelle la "donnée", son appétit est sans limite. De mœurs douteuses, elle aime se croiser avec toutes les autres "données" qu'elle rencontre et générer plein de petites corrélations, produire des courbes, des tendances, des optima, des anticipations, des statistiques et de jolis camemberts. Le numérique porte dans son appellation son goût pour le nombre. La robustesse appelle l'exhaustivité, s'enivre dans l'asymptote. Dans sa version ultime, l'absolu du numérique s'appelle l'infini et il ne sera jamais atteint.

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La "data" est l'égale d'un Dieu

On le pressent et le redoute peut-être, le numérique porte en creux la recherche d'un absolu mathématique, une quête de totalité vers une forme de perfection indépassable qui permettrait d'optimiser, de maximiser ou de minimiser, de planifier et de prévoir, d'organiser et de décider, dans la sphère personnelle comme publique, d'installer l'harmonie dans nos sociétés par le consentement ou la contrainte. Dans ce monde de pure rationalité, le libre-arbitre n'existe pas et l'humain devient le bruit ou le biais, l'empêcheur d'optimiser en rond, le virus du programme de l'efficience globale.

Porté par les intérêts de quelques uns, le numérique s'installe à bas-bruit partout dans nos vies. Nos paiements sont de plus en plus dématérialisés, les "pass" se généralisent jusque dans les déchetteries, les parkings ou les salles de concert, les fichiers se croisent (prêts immobiliers, dossiers médicaux, service fiscaux...), les traçages géolocalisés nous suivent plus efficacement que les meilleurs détectives, les reconnaissances faciales ou biométriques entrent dans notre quotidien avec la validation mutique du plus grand nombre. L'acceptation du "crédit social" se renforce au sein d'une population de plus en plus consentante et disposée à se soumettre à une entité numérique qu'elle estime plus apte qu'elle-même à comprendre et à décider. Véritable juggernaut de nos sociétés fatiguées, la "donnée" devient aujourd'hui une religion qui porte le doux nom de "dataïsme". Fondé en 2013 par le journaliste américain David Brooks, elle vise à créer "un système universel de traitement de données, qui relierait non seulement les humains entre eux, mais aussi les animaux, les plantes, et les objets. (...) Ce système de traitement de données serait alors comme une sorte de Dieu omniprésent, qui serait en mesure de comprendre l’intégralité de l’univers, et donc de prendre les meilleures décisions pour les humains. Le but de la vie serait de se fondre dans ce système de traitement de données : la déconnexion signifierait la mort." (Source Wikipedia).

Au vrai, la data est devenue aujourd'hui l'égale d'un Dieu, le dataïsme une religion, nos écrans et nos serveurs nos nouvelles églises et nos petits doigts, le clergé digital et arachnéen au service de la cause de l'optimum.

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Où est l'humain dans la "donnée" ?

On le discerne sans le voir, il est tout à fait possible de parler de numérique ou de digital sans jamais faire référence au vivant ou à notre humanité. Il renvoie le plus souvent à un "système" (plus ou moins neuronal ou "profond"), à l"optimisation" chiffrée de différents modèles et paramètres (insécurité, dépenses, santé, circulation routière...) mais sans chaleur et sans affect. Peuplé de "data scientists" et d'experts en "deep learning", le monde de la "data" est froid et reste blanc, hygiénique, stérile et anaérobique. Il est le mélange aseptysé de la machine, du métal, du silicone et de l'électricité. Minéral, on sait déjà que la "data" sera un jour conservée dans des cristaux de quartz. C'est ainsi qu'on pourrait dire que le numérique est plus justement "numinéral". Capable de fonctionner dans l'espace à des températures de -272° C, la machine voit loin et se sait capable d'aller là où des hommes en faible nombre ne font que survivre. Quelques humains le savent et l'anticipent, les autres suivent.

Où est le "don" de la "donnée" ?

La réalité froide de la "donnée" et son absence d'humanité sont pourtant en parfaite contradiction avec le gentil terme de "donnée" qui lui a été attribué. Ce terme de "donnée" porte en effet un double paradoxe : dynamique et ontologique. Sur le plan dynamique, considérer un élément comme une "donnée", suppose qu'elle ne varie pas dans l'espace ou dans le temps puisqu'une donnée est par définition "connue et déterminée". Or, à l'exception de quelques informations invariables (sexe, nationalité, code de sécurité sociale...), nous remplissons quotidiennement des champs de données qui varient et fluctuent continûment au fil du temps comme notre âge, notre taille, notre lieu d'habitation ou notre géolocalisation, nos coordonnées bancaires, nos achats, nos mots de passe, notre métier, notre adresse mail, etc. Ce ne sont somme toute, que des "données" très relatives et en réalité très mobiles. Le terme qui lui conviendrait le mieux serait probablement celui de "variable", qui présente en outre une proximité bienvenue avec l'usage qu'en font les modèles mathématiques. La religion associée à la vénération des données pourrait alors plus justement porter le joli terme de "variabilisme".

Plus fondamentalement enfin et pour revenir à l'étymologie de choses, le terme de "donnée" provient dans notre belle langue française de la même racine et du même mot que celui du "don". Il convient en effet que l'information soit "donnée" par celui qui vient l'offrir à l'autre. La "donnée" est en réalité un cadeau, le fruit d'un don et d'un acte généreux et le plus souvent désintéressé.

Dans la tradition taoïste, cette vertu est associée au Foie et à l'enfant qui donne sans intention de retour, pour voir apparaître le sourire de sa mère ou de ceux qui l'entourent. Il est un acte profondément humain, consenti et gratuit, qui se détourne de l'intention ou de la récompense.

Dans l'acte froid de remplir le champ d'un logiciel avec nos "données", où est la générosité de l'acte ? Où est le don dans le vol des données du pirate ou des cookies-mouchards qui viennent violer notre intimité, notre historique de navigation ou notre localisation ? Où est l'enfant ? Où est l'amour ? A donner sans le cœur, où est l'humain ? A adopter le geste sans la conscience, qu'est-ce qui nous distingue de la machine ?

A bien y réfléchir, le Métal et l'argent qui lui est attaché a pris le contrôle du Bois et du Foie, organe malade de nos sociétés modernes et pressées. La donnée n'est plus "donnée" mais vendue quand elle n'est pas dérobée*. Par son absence de consentement, la "donnée" de notre monde cybernétique et algorithmique n'est pas celui du don mais celui de la prise et de l'emprise, du vol et du viol. Pour parler court et trivialement, si le digital est le monde des doigts, alors le doigt d'honneur l'emporte sur tous les autres.

Quand le numérique se croise avec les 5 énergies de la nature

Dans la conscience des choses, les 3 "D" du "Digital", de la "Donnée" et du "Don" est un appel aux 2 "D" de la "Déconnexion" et du "Discernement". Par amusement, il est alors possible de faire jouer Dieu aux "D" et d'affecter chacun des 5 "D" à l'une ou l'autre des 5 énergies du vivant (WuXing).

 

Si le "Don" renvoie comme on l'a évoqué à l'énergie du Bois, le "Digital" et les doigts répondent de leur côté au sens du toucher, de la relation et de la Terre. La "Donnée" froide est associée au Métal lorsque la "Déconnexion" renvoie à l'énergie de l'Eau et du Ciel, au retour en arrière, au ralentissement et à la profondeur des choses. A la croisée de chacune de ces variables et en réponse à l'appel de son humanité, l'énergie du Feu opte en conscience (Shen) pour le "Discernement" qui est ici à entendre comme la "conscience numérique". La représentation du modèle est alors d'une simplicité déconcertante :

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Les cycles d'engendrement et de contrôle procurent de multiples enseignements à celui (ou celle) qui souhaite entretenir une relation consciente avec le monde synthétique de la machine et de l'algorithme :

  • La déconnexion (Eau) contrôle le discernement et la conscience numérique. C'est en prenant du recul que je prends conscience de la réalité des phénomènes et que je fais les bons choix, que je décide d'installer un contrôle parental, un limitateur de consultation des écrans, des plages horaires pour consulter mes mails... afin de me laisser du temps pour faire autre chose.
  • Le discernement numérique (Feu)  guide les doigts vers d'autres activités (peut-être plus manuelles) et vers une sélection de sites ou de contenus différents.
  • Le discernement numérique (Feu) contrôle la donnée en refusant systématiquement les cookies ou la géolocalisation, en effaçant régulièrement l'historique de navigation, en installant un module anti-pub, des règles de gestion des spams...
  • Nourris par la conscience numérique du Feu, les doigts de la Terre engendrent la donnée, qui peut être de nature numérique comme non numérique.
  • La "donnée" (Métal) peut enfin être "donnée" (contrôle du Bois) et peut-être libérer du temps pour faire autre chose (Déconnexion de l'Eau).
  • La déconnexion (Eau) permet de son côté de nourrir le don, vers l'autre et vers soi.
  • Nourri par la déconnexion (Eau) et contrôlé par la "donnée" donnée (Métal), le don (Bois) peut nourrir à son tour et renforcer la conscience numérique et peut-être le goût de la désobéissance.

Il est cocasse et ironique pour conclure, d'observer que les doigts, le clavier et le numérique ont permis de partager les idées séditieuses de cet article. A bien y réfléchir et comme a pu l'écrire Alexandre Dumas à propos de l'argent, le numérique s'apparente en définitive à un bon serviteur mais dans le même temps, à un très mauvais maître.

* Google Chrome vient d'être sanctionné pour avoir "aspiré" les données de millions de personnes qui avaient refusé le traçage et l'enregistrement des données => LIEN vers l'article

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