Il ne se passe pas une journée sans que la presse économique ne traite la question de la "création de valeur", sans qu'un dirigeant n'y fasse référence dans le monde du travail, avec des trémolos angoissés dans la voix. Des associations ont été créées en son nom, toute stratégie doit lui être soumise. Elle dicte le sens et les choix posés, expliquent les efforts demandés aux collaborateurs, vante l'esprit du sacrifice, oriente la politique d'innovation et les arbitrages budgétaires.
Nouvelle quête du Graal, référent de communication incontournable et régulateur du monde des affaires, sans doute serait-il utile de définir en quelques mots de quoi on parle et d'en profiter pour se poser la question de ce que la nature penserait de ce concept éminemment humain.
De quoi parle-t-on dans le monde économique ?
Si l'on en croit Wikipedia, la "création de valeur" fait référence au processus par lequel les besoins des parties prenantes sont satisfaits. Il s'agit par exemple "d'accroître l'offre de services ou de biens dans une économie, ou d'augmenter des rémunérations (d'investisseurs, d'actionnaires, de créanciers, etc.). Elle permet de proposer de nouveaux services, de développer de nouveaux produits, d’améliorer le processus de l’entreprise et de relier l’entreprise à ses partenaires efficacement". Au-delà de la satisfaction de ses parties prenantes et sans le dire de manière explicite, la création de valeur cherche à renforcer la productivité de l'entreprise et à diminuer ses coûts.
On découvre ici qu'on est bien loin de la fameuse devise philosophique qui déclame que " ce qui a un prix n'a pas de valeur, ce qui a de la valeur n'a pas de prix", provenant probablement de cette citation nietzschéenne selon laquelle : "Tout ce qui a son prix est de peu de valeur". A rebours, la valeur du monde économique est bien à entendre en espèces sonnantes et trébuchantes, elle doit pouvoir s'entendre ("c'est l'or, monsignor") et se chiffrer, déboucher ultimement sur le mot désormais grossier et désuet de "profit". Dans le contexte d'inflation sémantique et de surenchère du moment, le terme de "valeur" lui-même semble déjà déclassé puisqu'il est de plus en plus fait référence au terme de "Survaleur" (ou goodwill" en anglais) qui représente la différence entre la valeur de marché (ce qui explique que le marché est prêt à acheter plus cher votre produit ou votre service) et l'actif net du bilan d'une entreprise. C'est ainsi qu"une marque d'entreprise par exemple peut être considérée comme de la "survaleur" et valorisée comme telle dans le bilan comptable d'une organisation.
Sans s'y attarder plus longtemps, on se contentera d'observer que le monde économique est parvenu à inverser les termes des prémisses et à valoriser le prix lorsque les philosophes et les sages préféraient reconnaître ce qui ne pouvait se quantifier. La valeur d'aujourd'hui doit être étalonnable et transformée en "actifs", bien éloignée de la valeur romantique et "passive" de ce qui nous rend humain et qui ne saurait se monnayer : la liberté, l'égalité, la justice, l'amour, l'amitié ou la fraternité, la beauté, etc. Tout cela contient pourtant une valeur intrinsèque et objective, malgré notre incapacité à lui en attribuer un prix.
Qu'est-ce que créer de la valeur au sens de la nature ?
Dans le monde d'avant les hommes, on imagine bien que la définition de la valeur est très éloignée du concept adopté par les financiers ou les amoureux d'équations.
La valeur de la nature en réalité est proche de celle des philosophes en ce qu'elle ne peut se quantifier. On pourrait par raccourci considérer ici que ce qui a de la valeur pour la nature est ce qui permet l'existence et la manifestation de ce qui vit, dans son expression exhubérante, créative et sans limite. Tout ce qui existe sur notre plan de réalité a un sens pour la vie, même si on n'en comprend pas encore tous les contours, les rôles ou les liens réticulaires dans la chaîne alimentaire ou dans l'équilibre des écosystèmes. Supprimez le fragment d'un acide aminé dans le corps et vous le rendrez malade. Supprimez le micellium de l'humus et les arbres auront beaucoup de difficultés à communiquer entre eux. Supprimez la lune et la Terre quittera son orbite, supprimez le soleil et vous supprimerez toute vie sur Terre à l'exception de quelques rares bactéries. Supprimez les nuages et vous obtiendrez un désert stérile. Chaque chose a de la valeur dans la nature même si on ne peut en percevoir toutes les ramifications combinatoires et qu'on est incapable de quantifier les contributions intimes de chaque acteur naturel en euros.
Perversité sans doute nécessaire des temps modernes, certains associations humanitaires ou environnementales sont désormais contraintes à quantifier monétairement les "actifs" de la nature : une forêt, une rivière... pour pouvoir créer des entités juridiques capables d'être défendues devant un tribunal. Preuve ultime de son éloignement à son origine de nature et nivellement par le bas, l'humain se trouve aujourd'hui dans l'obligation de financiariser le vivant pour mieux le protéger. Notre humanité est aujourd'hui contrainte de ramener la nature au niveau de l'homme plutôt que d'amener l'homme au rang de la nature, d'opter pour la compression plutôt que pour l'expansion, de réduire le macrocosme à l'échelle étriquée du microcosme, en perdant au passage l'occasion d'apprendre et de grandir.
Par résumé et de manière très simple, on pourrait formuler de manière apophatique la notion de valeur de la nature par la formule suivante : "Si le fait d'enlever quelque chose ne perturbe pas le fonctionnement et l'équilibre harmonieux de l'ensemble, alors ce quelque chose n'a pas de valeur au sens de la nature". La nature ne s'est pas privée d'appliquer ce principe puisque 98% des espèces portées par la Terre depuis sa création ont disparues à l'heure à laquelle on parle.
En revanche, si on devait appliquer ce principe de nature dans le monde de l'entreprise, le résultat serait ébouriffant. Jugez plutôt. Une entreprise pourrait-elle continuer à fonctionner sans client ? C'est impossible. Sans collaborateurs ? Même à l'époque de l'IA, c'est peu probable. Sans ressources environnementales ? Pas davantage. On le voit clairement ici, les clients, les collaborateurs ou la planète apportent de la valeur à l'entreprise. En revanche, prenez les actionnaires : une entreprise pourrait-elle continuer à exister sans actionnaires ? La réponse est "oui". Une entreprise pourrait-elle continuer à fonctionner sans l’État ? La réponse est "oui" puisque l’État n'a pas toujours existé. Dans le monde économique, l’État et les actionnaires apparaissent donc facultatifs et n'apportent pas de valeur au sens de la nature. Leur disparition n'aurait globalement que peu d'impact sur l'existence même de l'entité "entreprise", les commerçants de la route de la soie de l'époque médiévale par exemple, en apportent parmi d'autres la preuve vivante. Le marché peut se réguler plus ou moins bien et plus ou moins rapidement sans l’État et les financements peuvent être trouvés autrement. Le cas des "Banques" est plus ambiguë et pourrait être discuté.
On le voit ici, s'il devait être appliqué, le raisonnement par la valeur au sens de la nature pourrait avoir des répercussions majeures sur le fonctionnement du monde des affaires. Il vient nous aider à comprendre que nos sociétés entretiennent bien un rapport anthropique, artificiel et financiaro-centré à la notion de valeur.
D'autres raisonnements par la valeur sont aussi possibles
Mais d'autres approches naturalistes de la valeur peuvent être convoquées. On pourrait en effet considérer que ce qui apporte de la valeur est la réponse qu'apporterait le vivant à une question que l'on se pose, la proposition qu'apporteraient un arbre, un animal, son corps ou la nature dans son ensemble (cf. les 4 enseignants de vérité) à cette question. Dois-je construire un hôtel sur cette côte littorale préservée ? Que répondrait un arbre à cette question ? Dois-je accepter ce poste à responsabilité qui va m'éloigner de ma famille et m'obliger à renoncer à mes biorythmes ou hobbies préférés ? Que répondrait mon corps à cette question ? Dois-je finir ce week-end le rapport que mon directeur attend ou partir courir ou faire du sport ? Que répondrait mon chien à cette question ? Le monde doit-il maintenair en Afrique ou en Inde son explosion démographique ? Que répondrait la nature et la biodiversité à cette question ?
La valeur pour la nature est une réponse d'évidence dans la direction de ce qui préserve la vie et son équilibre d'ensemble. C'est ce que la tradition taoïste appelle le "non agir" (WuWeï) et qu'il serait sans doute plus corrrect de traduire par l'"agir-juste".
Cet "Agir juste" peut également s'exprimer par le Principe de la Frugalité. Créé de la valeur ce qui perturbe le moins possible ce qui est déjà équilibré et dans un état d'harmonie, opter pour ce qui consomme le moins de temps, de matière, de gestes, de ressources, etc. Si le fruit de mon action ne perturbe pas ce qui est équilibré, il peut apparaître comme créant de la valeur et de la vie. Si le résultat de mon action pertube les équilibres vitaux, détruit la manifestation harmonieuse de la vie et sa capacité à créer, alors je détruis de la valeur et mon action n'est plus "juste". A certains moments, ne plus agir est le meilleur moyen de créer de la valeur, le moyen de ne pas détruire et de ne pas prélever. On retrouve cette idée dans le Tao Te King qui déclare que "le voyageur véritable est celui qui ne laisse pas de traces".
Conclure enfin en précisant que la création de valeur de la nature repose sur ce qui permet à tout et à tous de circuler. La valeur se créé lorsque tout et tous circulent sans effort. Si l'on se place sur le plan de l'énergie, la création de valeur de la nature devient maximale lorsque l'énergie circule à son plein potentiel.
Dans le domaine médical, on appelle cela la santé, en physique des particules, on appelle cela la lumière, sur le plan de la conscience, on appelle cela l'Amour.