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Les 4 traités de l’"Art de l’esprit" de Maître Guan

Les écrits de Maître Guan (ou GuanZi) sont peu répandus et font pourtant partie des textes fondateurs du taoïsme. Ils ont été écrits entre le IVe et le IIe siècle avant notre ère. Ils présentent les grands concepts du taoïsme, compilent des exercices spirituels et détaillent le mode de vie permettant de développer un « état d’omnipotence permettant au sage ou au souverain de régner sur le monde entier sous le Ciel ».

· Concepts taoïstes

En 2019, Romain Graziani a présenté, traduit et annoté de manière remarquable les écrits de Maître Guan (cf. référence bibliographique en bas de cet article). Cet ouvrage permet d’en savoir plus sur l’un des textes fondateurs du taoïsme, encore très peu connu de l’occident et peu évoqué par les spécialistes du domaine.

Ces 4 traités (« L’œuvre intérieur », « l’Art de l’Esprit 1 et 2 » et « Purifier l’Esprit ») ont été écrits durant la période troublée et meurtrière des « Royaumes combattants » par des auteurs différents et anonymes, au sein l'académie réputée de Jixia, établie dans la capitale du puissant Etat de Qi. Ils cherchent à faire émerger une vision pacifiée du monde, centrée sur la confiance en l’être humain, tranchant avec l’imaginaire de la période archaïque, tournée comme l’évoque Graziani vers «les puissances invisibles et le monde des morts ». Comme de coutume pour les textes classiques, le GuanZi prétend se réclamer d’un personnage illustre et hégémonique, en l’occurrence de Guan Zhong, premier ministre du duc Huan.

Ces traités évoquent de manière précise les moyens d’avancer sur la Voie (taoïste) que le traducteur préfère appeler : « le Principe ». Cette « Voie-Principe » cherche la « Culture de soi », à préserver et purifier l’énergie mais également à l’accroître et à la transformer pour la développer au rang de « Puissance ». Les exercices corporels, respiratoires et spirituels auxquels il est fait référence permettent d’installer la santé corporelle, d’installer le calme, d’éloigner les désirs et de pacifier les émotions. Ils prétendent également dominer sans réserve tout ce qui vit sur Terre, mener le pratiquant alchimiste à l’empire sur soi mais également à la souveraineté sur le monde. Plus loin encore, ces exercices ont vocation à développer la perception unitaire de soi et du monde et de se protéger contre toute espèce de fléau ou de violence. Ils affirment pouvoir délivrer l’homme de sa vie ordinaire, de purifier son esprit et de l’ouvrir à une spiritualité cosmique.

Fruit d’un travail patient, le raffinement progressif de l’énergie du pratiquant lui permet de se rapprocher du Ciel et des êtres numineux. Cependant, les traités insistent sur le caractère fluctuant de la connexion avec les plans célestes, un peu à l’image de l’artiste qui est inspiré certains jours et d’autres pas. Le ressenti subtil et céleste est provisoire et n’est jamais acquis.

Afin d’exister dans la bouillonnante période des Royaumes combattants, ou par procédé simplement rhétorique, le GuanZi est devenu un texte d’inspiration politique et a « politisé le corps ». La mise en ordre des affaires et la paix de l’empire ne sont pas tant un acte de volonté mais la conséquence de la transformation préalable du souverain, dépouillé de son ego, sans jugement et en connivence avec les plans subtils. La santé, le calme et la puissance du sage ne sont qu’une étape sur le chemin de sa « prise de possession du monde ». L’ « Art de l’esprit » commence par le corps mais débouche par diffusion naturelle vers la volonté politique d’unir ensemble les êtres sous le Ciel, sans recourir à la force ou à la loi. Confucius a toute sa vie imploré les souverains de se rapprocher de cette exemplarité archétypale.

Par sa prosodie marquée et le retour récurrent de mots-clés, tout porte à croire que les strophes du GuanZi devaient être psalmodiées.

Bonne découverte.

Le Principe, la Voie

  • Le Principe, c’est ce qui remplit notre forme corporelle. Mais les gens ne sont pas capables de le maintenir fermement. Il part sans revenir, il vient sans demeurer (L’œuvre intérieur, 40).
  • Si l’Esprit est tranquille et l’énergie canalisée, alors le Principe peut s’y arrêter. En exerçant l’esprit, en calmant ses pensées, on peut gagner le Principe (L’œuvre intérieur, 50-60).
  • Le Principe, c’est ce que les hommes perdent avec la mort, et ce qu’ils gagnent avec la vie (L’œuvre intérieur, 70).
  • Le Principe advient de lui-même. On l’obtient dans le calme et le perd agité. Si l’esprit peut maintenir le calme, le Principe vient se fixer de lui-même (L’œuvre intérieur, 345).
  • On peut puiser la paix dans le Principe mais on ne peut en discourir (L’art de l’esprit 1, 35).
  • Pour établir le Principe, prends la quiétude pour fondement sacré, le moment opportun comme un bien supérieur (Purifier l’esprit, 5).
  • Si le Ciel ne s’effondre pas, si la Terre ne sombre pas, c’est que quelque chose les guide et les soutient. A plus forte raison pour l’homme (Purifier l’esprit, 105).

La vie, la nature, le non-agir

  • Le Ciel produit l’Essence, la Terre produit la Forme. De leur association nait l’homme. Lorsque Forme et Essence s’harmonisent, il y a vie (L’œuvre intérieur, 270).
  • Chaque chose, chaque être remplit sa fonction propre. Ce qui doit vivre vit et ce qui doit mourir meurt (Purifier l’esprit, 125).
  • On se fourvoie quand on pense se suffire entièrement. Erreur fatale que de forcer le changement (L’art de l’esprit 1, 55).

Yin/Yang

  • La lune une fois pleine, entame son décours. L’apogée ne peut que décliner. La plénitude ne peut que décroître. Qui donc peut arrêter ce qui ne s’arrête pas ? (Purifier l’esprit, 90).

Le sage, l’homme accompli ou souverain

  • Le sage évolue avec le temps sans toutefois changer et se conforme aux choses mais sans se déphaser (L’œuvre intérieur, 90).
  • L’homme accompli fait usage des réalités sans se laisser instrumentaliser par elles et saisit l’ordre inhérent à l’unité (L’œuvre intérieur, 110).
  • Celui dont l’esprit demeure intègre au centre et le corps intact à l’extérieur, celui qui évite en chemin les fléaux du Ciel et ne rencontre pas l’hostilité des hommes, on peut l’appeler sage (L’œuvre intérieur, 190).
  • Les sages ne recherchent pas le savoir. C’est ainsi qu’ils peuvent atteindre le vide et le non-être (L’art de l’esprit 1, 25).
  • L’homme souverain qui possède le Principe habite le monde comme s’il ne le connaissait pas. Il répond aux êtres et aux choses comme s’il œuvrait avec eux de concert (L’art de l’esprit 1, 55).
  • Le Ciel fait ce qu’il fait, la multitude des êtres en reçoit les bienfaits. Le sage aussi fait ce qu’il fait et tout le peuple en bénéficie (Purifier l’esprit, 25).

L’alchimie taoïste

  • Une fois l’esprit fixé au centre, l’ouïe fine et la vue claire, les 4 membres fermes et assurés, on peut faire de soi une demeure pour l’Essence (L’œuvre intérieur, 95).
  • Quand l’énergie est guidée, elle commence à générer. Avec cette génération apparait la pensée. Avec la pensée surgit la connaissance. Avec la connaissance, ce processus prend fin (L’œuvre intérieur, 100).
  • Si le corps n’est pas régulé, la Puissance n’advient pas. Si le calme n’est pas fait à l’intérieur, l’esprit est déréglé. En régulant le corps, en recueillant la Puissance, la bienfaisance du Ciel et la justice de la Terre surviennent en abondance d’elles-mêmes (L’œuvre intérieur, 125).
  • Ne pas laisser les choses dérégler les sens. Ne pas laisser les sens dérégler l’esprit. C’est ce qu’on appelle le « Gain intérieur » » (L’œuvre intérieur, 130).
  • Lorsqu’un homme est capable de se réguler et d’accéder au calme, sa chair est pleine et respire bien, son pouvoir de réflexion atteint à la grande limpidité, et celui de sa vue à la grande clarté. Il comprend tout dans le monde. Cela s’appelle le « Gain intérieur » » (L’œuvre intérieur, 200).
  • Concentre ton énergie à la manière d’un esprit et la myriade des êtres te sera entièrement présente. Peux-tu te concentrer ? Peux-tu t’unifier ? Peux-tu sans recourir à la divination ni consulter les sorts, connaître le faste et le néfaste ? Sais-tu t’arrêter ? Sais-tu faire halte ? Ce que tu cherches en autrui, peux-tu le trouver en toi-même ? Cela ne relève pas de la force des Esprits mais de la culmination du Souffle et de l’Essence (L’œuvre intérieur, 240).
  • Quand le corps n’est pas régulé, la Puissance ne peut advenir. Quand à l’intérieur le calme n’est pas fait, l’esprit se dérègle. Une fois le corps régulé et la Puissance recueillie, tous les êtres sont saisis au grand complet et surviennent à tire-d’aile. Cette dimension d’esprit, nul n’en perçoit les limites (L’art de l’esprit 2, 5).
  • Ne pas laisser les choses dérégler les sens, ne pas laisser les sens dérégler l’esprit, voilà ce qu’on appelle intégrer la Puissance (L’art de l’esprit 2, 10).

L’Esprit, le Centre, le calme

  • Voir les choses dans leur unité, savoir les transformer, voilà ce qu’on appelle l’Esprit (L’œuvre intérieur, 105).
  • Quand l’esprit est bien administré au centre, de la bouche sortent des paroles soignées, des tâches bien définis sont confiées à autrui (L’œuvre intérieur, 115).
  • A l’intérieur de l’esprit, il y a encore un esprit. Pour cet esprit de l’esprit, la pensée précède les mots (L’œuvre intérieur, 165).
  • Si mon esprit est réglé et en paix, mes sens le sont aussi. (L’œuvre intérieur, 160).
  • Où y aurait-il des endroits sans paix sinon là où mon esprit est sans paix ? (L’art de l’esprit 2, 110).
  • Au centre se trouve encore un centre. Qui peut gagner le centre de ce centre ? (Purifier l’esprit, 75).
  • Ne cours pas à la place du cheval, laisse-le épuiser sa force. Ne vole pas à la place de l’oiseau. Laisse-le fatiguer ses ailes. En bougeant, tu perdras ta position, en demeurant calme, tu te gagneras toi-même (L’art de l’esprit 1, 15).
  • Quand tout semble pris dans sa tourmente, maintiens le calme en toi et les choses reviendront d’elles-mêmes dans l’ordre (L’art de l’esprit 1, 40).

Les émotions, les désirs, l’attachement

  • La tristesse et la joie, le plaisir et la colère, le désir et le lucre, si l’on peut éradiquer tout cela, l’Esprit reviendra à sa complétude (L’œuvre intérieur, 25).
  • Réflexion et recherche font naître le savoir, relâchement et négligence font naître le souci. Violence et arrogance engendrent le ressentiment. Souci et chagrin engendrent la maladie (L’œuvre intérieur, 255).
  • Si tu n’es atteint ni par le plaisir, ni par la colère, équanimité et rectitude règneront en ton sein (L’œuvre intérieur, 280).
  • Pour mettre un terme à la colère, rien ne vaut la poésie, pour chasser la tristesse, rien ne vaut la musique (L’œuvre intérieur, 290).
  • Dans la tristesse et le souci, dans le plaisir ou la colère, plus de place pour le Principe. L’attachement et le désir, apaise-les et l’état de faveur reviendra de lui-même (L’œuvre intérieur, 330).
  • Vide-toi de tes désirs et l’Esprit entrera en ta demeure (L’art de l’esprit 1, 20).
  • Partialité et préférences sont ce qui jette la confusion dans le monde (L’art de l’esprit 2, 20).

La pensée

  • Si tu te sens repu, active-toi promptement. Si tu es affamé, laisse-là tes réflexions. Si affamé, tu ne délaisses pas tes pensées, alors même une fois pleinement rassasié, tu ne pourras te développer (L’œuvre intérieur, 305-310).

Les mots, les discours

  • S’imposer en un mot que tout le monde écoute, telle est l’impartialité souveraine (L’œuvre intérieur, 120).
  • Quand l’esprit bien réglé se tient au centre, la bouche émet des paroles contrôlées, les affaires publiques sont gérées avec soin (L’art de l’esprit 2, 55).
  • Les paroles qui ne sont pas proférées s’entendent mieux qu’un coup de tonnerre (L’art de l’esprit 2, 85).
  • L’intention précède les paroles. La pensée se dispose en fonction de l’intention. La réflexion suit la disposition prise et le savoir fait suite à la réflexion (L’art de l’esprit 2, 115).
  • L’écrit est ce que le sage déteste, les discours ce qu’il méprise. Quand quelque chose survient, il passe ses ordres et cela suffit (Purifier l’esprit, 135).

La relation aux autres

  • Accueille les gens de belle humeur et ils se montreront proches comme des frères. Accueille-les de mauvaise humeur et ils te seront plus nocifs que des armes (L’art de l’esprit 2, 85).
  • Le puissant qui se montre humble consolide sa force. Celui qui déborde d’arrogance sera humilié (Purifier l’esprit, 50).
  • Ne prête pas l’oreille aux bonnes paroles d’autrui. Les paroles médisantes, ne les écoute pas. Dans une douceur apaisée, laisse se faire en toi la limpidité. Dès lors que l’on fait revenir chaque chose à la place, le bon et le mauvais se montrent d’eux-mêmes (Purifier l’esprit, 95).
  • Si tu excelles dans ce que tu fais, ne t’affiche pas trop (Purifier l’esprit, 150).

La gouvernance du peuple

  • Les récompenses ne suffisent pas à exhorter à l’excellence. Les châtiments ne suffisent pas à réprimer les fautes (L’œuvre intérieur, 230).
  • Ce n’est pas par les punitions qu’on tient le peuple en main. Ce n’est pas en se mettant en colère qu’on lui inspire de la crainte (L’art de l’esprit 2, 60).
  • Partout où les gens chargés de contrôler, d’administrer et d’ordonner tirent profit de leur charge, le Principe se voit nié (L’art de l’esprit 2, 65).
  • Suivre le Ciel, voilà le stade suprême. En second seulement, suivre l’humain (Purifier l’esprit, 10).
  • On ne peut demeurer toujours au même endroit. En temps d’abondance se monter libéral, et en temps d’indigence, resserrer son emprise (Purifier l’esprit, 35).
  • Une fois les choses menées à bien, prendre soin de retourner à l’anonymat. L’homme compétent est anonyme (Purifier l’esprit, 65).
  • Les gens simples et sincères ne font pas du monde un objet de souci ou d’angoisse (Purifier l’esprit, 155).
  • Le souverain qui sait soigneusement considérer les choses avant de se prononcer, fait affluer les gens à lui spontanément (Purifier l’esprit, 165).
  • Si tu sais choisir et employer les hommes avec discernement, tu exerceras la royauté sur le monde (Purifier l’esprit, 170 ).
  • Qui s’affale sur sa réputation et ses richesses met sa vie en péril. Celui dont le savoir pense embrasser l’univers, sa vie lui réserve des obstacles. Content de soi au point d’en être imbu, on se met en danger. Quand la renommée progresse, la personne décroît, c’est dans l’ordre des choses (Purifier l’esprit, 185).

Référence de l’ouvrage : « Écrits de Maître Guan : les Quatre traités de l’Art de l’esprit », les Belles Lettres, 2019. Présentation, traduction et annotation par Romain Graziani.