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Tchouang Tseu : compilation de l’œuvre du vagabond céleste

· Concepts taoïstes

Cet article complète l’article mis en ligne le 18 mai 2021. Même si les taoïstes se défient des mots, il compile les 145 fulgurances les plus notables et les plus éclairantes de Tchouang Tseu (ZhuangZi), merveilleux vagabond céleste du IVè siècle avant notre ère. Dans les faits et loin des afféteries de salon, seule une pratique alchimique régulière permet de saisir dans l'instant, l'essence du message taoïste. Alors bonne lecture et… bonne pratique.

La tao, l'Un

  1. Accomplir sans savoir pourquoi, voilà le Tao.
  2. Le Tao n’a pas de bornes.
  3. Le Tao ne se fixe pas chez celui qui ne possède aucun principe intérieur. Quiconque se conforme à toute règle extérieure mais ne possède aucun principe intérieur, ne peut faire sienne la sainteté.
  4. Celui qui ne connaît pas le Tao est profond, celui qui le connaît est superficiel. Le premier saisit l’intériorité, le second ne touche que l’extériorité.
  5. Tout discours sur le Tao va contre le Tao.
  6. Le Tao ne peut être entendu. Ce qui s’entend n’est pas lui. Le Tao ne peut être vu. Ce qui se voit n’est pas lui. Le Tao ne peut être énoncé. Ce qui s’énonce n’est pas lui. Qui donc connaît ce qui engendre les formes est sans forme. Le Tao ne doit pas être nommé.
  7. Tous les êtres du monde ne font qu’un. Il n’y a dans l’univers entier qu’un seul et unique souffle, aussi le saint vénère-t’il l’Unité.
  8. Quiconque connait la grande unité, la grande obscurité, la grande vue, la grande équité, la grande loi, la grande confiance et le grand équilibre atteindra la connaissance suprême. Car la grande Unité relie tout. La grande obscurité dissout tout. La grande vue pénètre tout. La grande équité englobe tout. La grande loi régit tout. La grande confiance gagne tout. Le grand équilibre soutient tout.
  9. L’essence du Tao consiste à bien régir sa personne. Son résidu consiste à régir la principauté. Son ordure consiste à régir le monde entier.
  10. Quiconque ne sait satisfaire ses désirs et entretenir sa longévité ne comprend rien au Tao.
  11. Choisir, c’est exclure. Enseigner, c’est porter préjudice. Seul le Tao n’omet rien.

Le vide, le silence, le sans-forme

  1. C’est sur le vide que se fixe le Tao. Le vide, c’est l’abstinence de l’esprit.
  2. Tout le monde connait l’utilité de l’utile mais personne ne sait l’utilité de l’inutile.
  3. Il faut savoir ce qui est inutile pour connaître ce qui est utile. Bien que la Terre soit immense ce qui est utile à l’homme, c’est un endroit où poser ses pieds. Supposons que devant ses pieds s’ouvre un abîme, la Terre lui serait-elle encore utile ? Il est clair que l’inutile est utile.
  4. Le maître voit l’obscurité et entend le silence. Lui seul perçoit la lumière derrière l’obscurité. Lui seul perçoit l’harmonie derrière le silence.
  5. Le vide, la tranquillité, le détachement, l’insipidité, le silence, le non-agir sont le niveau de l’équilibre de l’univers, la perfection de la voie et de la vertu.
  6. Tchouang Tseu touche du pied les sources jaunes souterraines et s’élève jusqu’au Ciel souverain. Le Sud et le nord n’existent plus pour lui et il se répand partout dans les quatre coins du monde, il s’engouffre dans le fond insondable. L’Est et l’Ouest n’existent plus pour lui. Il surgit de l’obscurité primitive et il rentre dans l’harmonie universelle.
  7. L’être qui parvient au sans-forme se tient dans ce qui est sans transformation. Comment pourrait-il être entravé par d’autres êtres ? Il a saisi la juste mesure, l’essence cachée, la fin et le commencement de tous les êtres. Il unifie sa nature, nourrit son souffle, rejoint la vertu primitive et peut ainsi communier avec la création cosmique. Comment les autres êtres pourraient-ils pénétrer en lui ?
  8. La discussion est inférieure au silence.
  9. Quiconque répond sur ce qui n’a pas d’intériorité à qui interroge sur ce qui est fini, celui-là ne saisit ni l’univers extérieur, ni son origine intérieure. Il ne va pas jusqu’au vide suprême.
  10. Les hommes habiles s’usent. Les intelligents se tourmentent. Seuls ceux qui n’ont point de capacité particulière ne recherchent rien. Le ventre plein, ils flânent à leur gré comme une barque sans attaches flotte sur les eaux. Ils errent dans le vide.
  11. L’être sans conscience n’a pas le malheur de s’affirmer lui-même, ni l’embarras d’utiliser son savoir actif ou passif, il ne s’écarte jamais de l’ordre naturel.

Yin-Yang

  1. L’apparition du bien et du mal altère la notion de Tao. Y a-t-il vraiment une distinction entre le succès et l’échec ? C’est ainsi que le saint méprise tout éclat qui provoque le trouble et le doute et rejette ses préjugés pour s’attacher à la juste mesure.
  2. Celui qui professe le vrai sans voir le faux, l’ordre sans voir le désordre ne comprend rien à l’ordre de l’univers ni aux réalités des êtres. Son action est nécessairement vouée à l’échec.
  3. Qui connaît le Tao comprend l’ordre de l’univers et sait peser les circonstances. Il discerne la sécurité et le danger, garde son sang-froid devant le malheur et le bonheur, fait son choix avec prudence.
  4. Faire oublier l’existence des pieds, c’est l’adaptation parfaite des souliers. Faire oublier l’existence des reins, c’est l’adaptation parfaite de la ceinture. Faire oublier la distinction entre le pour et le contre donne la mesure de l’adaptation parfaite de l’esprit humain. Ne subir aucun changement intérieur et ne pas se laisser diriger par le monde extérieur, c’est posséder une faculté d’adaptation qui s’oublie elle-même.

Ciel-Terre

  1. Le Ciel et la Terre sont nés en même temps que moi-même ; tous les êtres et moi-même ne font qu’Un.
  2. L’humain ne fait qu’un avec le céleste.
  3. Qui fait régner la paix du monde participe à l’harmonie des hommes, celui-là éprouve la joie des hommes. Qui participe à l’harmonie du Ciel partage la joie du Ciel.
  4. Il est dit : celui qui connaît la joie du Ciel, sa vie et l’action du Ciel, sa mort n’est qu’une métamorphose. Celui qui connaît la joie du Ciel ne subit ni la colère du Ciel, ni la critique des hommes, ni l’entrave des choses, ni le reproche des morts. Son esprit s’absorbant dans l’Un, il soumet tous les êtres. Ayant trouvé le vide et la quiétude, il les étend à l’univers et les communique à tous les êtres. C’est cela qu’on appelle la joie du Ciel.
  5. Le Ciel est supérieur à la Terre, ce qui correspond à leur situation respective dans l’ordre sacré. Si le Ciel et la Terre eux-mêmes, malgré leur caractère sacré, sont englobés dans cette hiérarchie, à plus forte raison l’Humanité.
  6. L’homme en qui règne la grande paix émet la lumière du Ciel.
  7. Le créateur des êtres ne récompense pas les hommes en tant qu’hommes, mais pour ce qu’ils tiennent du Ciel.

La fractalité

  1. Jadis, Tchouang Tseu rêva qu’il était un papillon, voltigeant est satisfait de son sort et ignorant qu’il était Tchouang Tseu. Brusquement il s’éveilla et s’aperçût avec étonnement qu’il était Tchouang Tseu. Il ne suit plus si c’était Tchouang Tseu rêvant qu’il était un papillon, ou un papillon rêvant qu’il était Tchouang Tseu.
  2. Le Ciel existe au-dedans, l’homme existe au-dehors.
  3. En remontant à l’origine du monde, je rencontre l’infini. En cherchant sa fin, je rencontre également l’infini.
  4. L’infiniment grand n’a pas de dehors, il s’appelle le grand un. L’infiniment petit n’a pas de dedans, il s’appelle le petit un.

Le temps, la vie, la mort

  1. La mesure des êtres est infinie. Leur temps est sans terme. Leur condition est sans permanence. Leur commencement et leur fin ne durent pas.
  2. Peut-on savoir ce qui fut avant le Ciel et la Terre ? Ce qui fut dans l’Antiquité est pareil à ce qui est maintenant. Il n’y a ni passé ni présent, ni commencement ni fin. Comment pourrait-il y avoir des enfants et des petits-enfants s’il n’y avait pas eu antérieurement des enfants et des petits-enfants ?
  3. Il n’y a pas de commencement qui ne soit une fin. Comment reconnaître la fin ? Comment reconnaître le commencement ? Il n’est que d’attendre.
  4. La vie conduit à la mort. La mort débouche sur la vie. L’homme naît d’une condensation du souffle. C’est le souffle qui en se condensant produit la vie et le même souffle qui en ce dispersant amène la mort.
  5. Le néant représente la tête, la vie le tronc, la mort le postérieur. Ces trois choses, bien que différentes, constituent une famille commune.
  6. Il n’y a pour le saint ni le Ciel, ni l’homme, ni le commencement, ni les choses. Le saint accompagne la marche du monde sans entrave.
  7. En haut, l’homme parfait est le compagnon du créateur. En bas il est l’ami de ceux qui ont transcendé la mort et la vie, la fin et le commencement.

Le non-agir

  1. Celui qui modifie l’ordre reçu et force la solution gâte l’affaire. C’est parce que la solution la meilleure demande du temps et qu’une solution arrachée à contrecœur amène vite sa rétractation.
  2. Ne vous cramponnez pas à vos idées, cela irait contre le Tao. Le Tao ne comporte ni peu ni beaucoup. Ce ne sont là qu’appréciations passagères.
  3. Ne pas détruire le céleste par l’humain. Ne pas détruire l’ordre naturel par l’action humaine.
  4. Dans le non-agir réside la vraie joie. La joie suprême est sans joie. La gloire suprême est sans gloire. Le vrai et le faux ici-bas ne sauraient être définis, mais le non-agir permet de déterminer le vrai et le faux. Le Ciel n’agit pas, d’où sa limpidité. La Terre n’agit pas, d’où sa stabilité. Les deux s’accordent pour ne pas agir et cependant, par eux, toutes choses se transforment et se produisent. Le Ciel et la Terre ne font rien et il n’y a rien qu’ils ne fassent.
  5. Si l’homme parfait n’agit pas, si le saint par excellence n’invente pas, c’est qu’ils observent l’action du Ciel et de la Terre.
  6. Tous les gens ont leurs occupations particulières provenant des circonstances et ne peuvent pas ne pas agir. Ils fouettent leur corps et leur nature pour se plonger dans les choses. Ils ne se retrouvent plus jamais jusqu’à la fin de leur vie. Quel dommage !
  7. De toute chose du monde, le Ciel et la Terre sont les plus grandes et ne font rien pour l’être. Celui qui possède la grandeur ne recherche rien, ne perd rien et ne regrette rien. Il ne se laisse pas influencer par les choses. Il trouve en lui-même des ressources infinies.
  8. L’homme qui s’efforce d’agir provoque sa mort.
  9. C’est dans s’abstenant d’agir que l’homme du commun retrouve ce qui est céleste en lui.
  10. Après la perte du Tao vient la vertu. Après la perte de la vertu vient l’amour des hommes. Après la perte de l’amour des hommes viens la justice. Après la perte de la justice vient le rite. Le rite n’est qu’une efflorescence du Tao et la source du désordre. C’est pourquoi il est dit : en agissant pour le Tao, diminuez votre action de jour en jour.
  11. Les rites sont quelque chose de fabriqué par les hommes vulgaires. La vérité, elle, nous la tenons du Ciel. Elle est naturelle et invariable. C’est pourquoi le saint s’inspire du Ciel, fait cas de la vérité et ne se laisse pas emprisonner par la convention vulgaire.

Le juste

  1. Quand je fais une roue, si je vais doucement, le travail est plaisant, mais ce n’est pas solide. Si je vais vite, le travail est pénible et bâclé. Il me faut aller ni lentement ni vite, en trouvant l’allure juste qui convienne à la main et correspondre au cœur. Il y a là quelque chose qui ne peut s’exprimer par les mots.
  2. Qui tient le juste milieu entre l’aptitude et l’inaptitude ne saisit qu’une vérité apparente et n’échappe pas encore aux embarras du monde.
  3. Qui veut être calme règle sa respiration. Qui veut être inspiré suit son cœur. Qui veut agir juste n’agit que par nécessité. Telle est la voix du saint.

La vertu

  1. Le détachement, le silence, le vide et le non-agir constituent l’équilibre de l’univers et la substance de la vertu.
  2. La vertu est égarée par l’amour de la renommée, l’intelligence émane du désir de la lutte. La renommée crée les conflits entre les hommes. L’intelligence leur fournit les moyens de se combattre.
  3. Ce qui s’identifie avec le Ciel est le Tao. Ce qui s’adapte à la Terre est la vertu. Exprimer le sans-parole, voilà la vertu. Considérer comme identiques les différences, voilà la grandeur. Ne se montrer ni hautain ni excentrique, voilà la largeur d’esprit. Embrasser la variété des différences, voilà la richesse.
  4. Qui a beaucoup de fils a beaucoup de craintes, qui a beaucoup de richesse a beaucoup d’affaires, qui vit vieux essuie beaucoup d’injures. Tout cela ne permet pas de cultiver sa vertu.
  5. Le chagrin et le plaisir écartent de la vertu, la joie et la colère écartent du Tao. L’amour et la haine sont des égarements de la vertu. Qui n’a ni chagrin ni plaisir atteint à la vertu suprême. Rester soi-même sans jamais se modifier conduit au calme suprême. Ne s’opposer à personne, c’est le vide suprême. N’avoir aucun commerce avec les choses, voilà le détachement suprême. Ne résister à rien, voilà la pureté suprême.
  6. S’adapter aux choses en les harmonisant, voilà la vertu. S’accommoder des choses en les épousant, voilà le Tao.
  7. La haine et le désir, la joie et la colère, la tristesse et le plaisir, ces 6 passions entravent la vertu. Le fait d’accepter et celui de refuser, celui de prendre et celui de donner, l’intelligence et la capacité, ces six aspirations bouchent l’accès à la voie.
  8. L’homme qui possède la vertu doit ignorer qu’il la possède. Se targuer de posséder la vertu ou le Tao, c’est ce que les anciens appelaient le crime de frustrer le Ciel.
  9. Ne pas se laisser entraver par la coutume. Ne pas s’en laisser imposer par les choses. Pas de légèreté ni de ressentiment à l’égard des hommes. Souhaiter la paix pour que le peuple puisse vivre. Se contenter d’un minimum vital pour soi et pour autrui. Faire preuve d’un cœur candide. Être impartial et sans esprit partisan. Facile et sans égoïsme. S’adapter au monde sans imposer sa volonté propre. Aller aux êtres sans duplicité. N’avoir recours à la réflexion. Ne pas consulter son savoir. Ne pas choisir entre les personnes et les traiter en toute simplicité. Tenir le principe pour quintessence et les choses pour grossières. Considérer l’accumulation comme insuffisance. Être aussi détaché et aussi indépendant que les esprits et les intelligence supérieures. Il y avait de cela dans la méthode du Tao des anciens.

Les lois, la société

  1. Quand le monde est en ordre, le saint accomplit sa mission. Quand le monde est en désordre, le saint préserve sa vie.
  2. Lorsque la source d’un étang est épuisée, les poissons se réfugient dans la vase. Ils s’envoient mutuellement leurs haleines et se mouillent de leur bave. Ces poissons misérables ne sauraient être comparés aux poissons qui s’oublient les uns les autres dans les fleuves et les lacs.
  3. Élever les sages aux honneurs, c’est provoquer des conflits dans le peuple. Confier les charges aux hommes intelligents, c’est organiser le brigandage. De telles pratiques ne saurait rendre le peuple meilleur, car il est très âpre au gain.
  4. Celui qui se pare de discours futiles pour rechercher l’éclat de sa renommée est loin de pouvoir comprendre la grandeur. Qui cherche à plaire au peuple par ses bienfaits est un orgueilleux. Il attire le peuple par son renom. Il capte son amitié par ses faveurs. Celui qui glorifie le bon souverain ne vaut pas celui qui les oublient tous les deux et s’abstient de louange. Qui violente la nature des hommes la blesse. Qui agit s’égare. Le Saint se montre hésitant dans l’accomplissement de sa tâche et tout lui réussit.

La relation à autrui

  1. Celui qui garde sa droiture intérieure est le disciple du Ciel. Il ne veut pas savoir comment les hommes le jugent. Tout le monde le considère comme un enfant et tout enfant est disciple du Ciel. Celui qui s’incline extérieurement n’est que le disciple de l’homme.
  2. Le supérieur doit ne pas agir et mettre ainsi le monde à son service. Ses inférieurs doivent agir pour se mettre au service du monde.
  3. Diriger les autres, c’est d’abord se rectifier soi-même.
  4. Un grand homme dans sa conduite ne fait pas de tort aux hommes. Il ne s’enorgueillit pas de son amour ni de ses bienfaits. Il n’agit pas par intérêt et ne méprise ni le portier ni le laquet. Il ne dispute pas pour les richesses et ne se vante pas de ses concessions ni de ses renoncements. Il ne demande l’aide de personne, sans se vanter de ne rien devoir qu’à son propre effort. Il ne méprise pas les convoiteurs ni les profiteurs. Sa conduite n’est pas celle du commun des hommes et il ne s’enorgueillit pas de son excentricité ou de son étrangeté. Il sait qu’entre le bien et le mal, il n’y a pas de distinction absolue, de même que le petit et le grand ne peuvent être défini. L’homme qui atteint le Tao est ignoré du monde. L’homme qui possède la vertu parfaite ne réussit pas. Le grand homme est sans moi.
  5. Qui pourra faire du mal à celui qui aura su se vider de son moi ?
  6. Le rancunier ne saurait avoir du ressentiment contre la tuile qui tombe sur lui. Si l’on observe ce principe, le monde entier serait en paix et en équilibre. Il ne faut pas se tourner vers la perspective de l’homme, mais vers la perspective du Ciel. Aller vers le Ciel, c’est faciliter la vie. Aller vers l’homme, c’est détruire la vie. Ne pas opprimer le Ciel et ne pas négliger l’homme, c’est ainsi que le peuple retrouve sa véritable nature.
  7. L’intégrité attire l’humiliation, l’autorité est génératrice de critiques. Par l’action on risque la faillite, par l’intelligence on suscite le complot, par l’incapacité on s’attire le mépris.
  8. Qui se glorifie efface son mérite. Qui voit son mérite accompli amène sa chute. L’homme de grande perfection efface sa trace et renonce au pouvoir. Il ne travaille ni pour le mérite, ni pour le renom. C’est ainsi qu’il ne blâme personne et que personne ne le blâme. L’homme parfait est inconnu du monde.
  9. Tous ceux qui ne s’unissent que par intérêt se repoussent quand l’oppression, la détresse, la malchance, le malheur ou le désastre les frappent, alors que ceux qui s’apparentent par la nature se resserrent plus étroitement. Ceux qui sont unis sans raison intéressée n’ont pas de raison de se séparer.
  10. Le saint vit parmi les êtres du monde sans en blesser aucun. Seul celui qu’aucun être ne blesse peut entrer dans le commerce des hommes.
  11. L’archer Yi est assez adroit pour atteindre une cible minuscule mais il ne sait pas se protéger contre les flatteurs. Le saint est habile en ce qui concerne le Ciel mais il est maladroit vis-à-vis des hommes. Seul l’homme parfait est capable des deux.
  12. Seul l’homme parfait peut vivre parmi ses contemporains sans accepter leurs préjugés. Il s’adapte à eux sans perdre sa personnalité. De leurs enseignements il n’a rien à apprendre. Il admet leurs aspirations sans les faire siennes.
  13. Celui qui oublie les hommes est un homme du Ciel. S’il est vénéré il n’en sera pas joyeux. S’il est insulté il n’en sera pas fâché. Seul celui qui participe à l’harmonie du Ciel peut arriver à cet état d’âme.
  14. Quiconque n’est pas sincère ne peut agir sur autrui. Seule la vérité intérieure fait agir l’âme à l’extérieur.
  15. Le saint ne considère pas comme nécessaire ce qui est nécessaire. C’est pourquoi il n’use pas d’armes. Le commun considère comme nécessaire ce qui n’est pas nécessaire. Aussi recourt-il aux armes. Qui se complaît aux armes cherche à satisfaire ses désirs. Qui se fit aux armes périra.
  16. Quelqu’un lui a dit du bien de moi et il m’a envoyé ce grain. Ne va-t-il pas me punir si un autre lui dit du mal de moi ? Voilà pourquoi je n’ai pas accepté.
  17. Devant tous les êtres qui se déploient dans l’univers, on n’en découvre aucun qui mérite qu’on fasse retour à lui.

La bonté, l'amour

  1. L’amour universel comporte des détours, car l’altruisme est une forme de l’égoïsme. Voyez le Ciel et la Terre, qui ont leurs lois constantes. Le soleil et la lune ont leurs lumières propres Les oiseaux et les quadrupèdes ont leurs troupeaux. Les arbres et les herbes ont leur constitution propre. On doit laisser agir la vertu de chacun et se conformer au Tao. C’est ainsi que l’on atteint à la perfection. Pourquoi sans cesse prôner la bonté et la justice comme quelqu’un qui ferait battre le tambour pour rechercher son fils en fuite ? Vous ne faites ainsi que perturber la nature de l’homme.
  2. Le pire des ennemis pour l’homme, c’est avoir conscience de ses qualités. Il ne cesse de regarder en lui-même, ce qui le mène à la ruine. L’intelligence et la sagacité ne portent que sur le monde extérieur. Le courage et l’action attirent beaucoup de ressentiment. La bonté et la justice provoquent beaucoup de récriminations. La compréhension de la vie rend magnanime. L’usage de l’intelligence rend mesquin. Celui qui parvient à la grande destinée s’adapte, mais celui qui ne saisit que sa petite destinée la subit.
  3. La piété filiale, le respect envers les âmes, la bonté, la justice, la fidélité, la bonne foi, la droiture et l’intégrité ne font qu’amener l’homme à oublier la vertu originelle.
  4. L’excellence ne réside ni dans la bonté ni dans la justice, mais dans les qualités intrinsèques de chacun de nous.
  5. L’homme parfait comprend le Tao, écarte la bonté et la justice, rejette le rite et la musique, ainsi son esprit est en paix.
  6. La bonté et la justice ne sont que les auberges de passage des anciens souverains. On doit y coucher seulement une nuit, mais non y habiter longtemps. Qui s’y expose s’attire beaucoup de reproches. L’homme parfait prend son passage dans la bonté et fait halte dans la justice, mais il jouit de sa liberté, vit très sobrement et garde ainsi son indépendance.
  7. Ainsi la bonté et la justice troublent l’esprit. Si vous voulez que le monde conserve sa simplicité première, agissez comme souffle le vent et selon la vertu originelle.
  8. La vertu où personne n’est exclu est la bonté. La voie où chacun est à sa place est la justice. La fidélité consiste à comprendre les devoirs de tous et à aimer ainsi les hommes.
  9. Qui accomplit de bonnes actions sans penser à la bonté sera aimé par tous.
  10. Ce qui est trop parfait est une cause de maux. En pratiquant la bonté et la justice, vous introduirez sous peu l’hypocrisie dans votre conduite. Toute apparence de vertu crée de l’hypocrisie chez les autres. Tout succès provoque l’agression.
  11. Soyez affable sans soumission et paisible sans ostentation.
  12. Soyez large comme le dieu du sol qui ne distribue aucune faveur particulière. Soyez comme l’espace infini, que rien ne divise ni de délimite et qui embrasse tous les êtres sans qu’aucun deux en reçoive une protection spéciale.
  13. Se faire aimer des hommes n’est pas chose difficile. Montrez de la bienveillance et ils vous approcheront. Comblez-les de vos dons et ils accourront. Flattez-les et ils seront plein de zèle. Les actes bons et justes ne sont généralement qu’hypocrisie et sont mis alors au service de la convoitise et de l’appât. Seul celui qui dépasse la sagesse peut s’en rendre compte.
  14. Les hommes punissent de mort celui qui fait le mal au grand jour. S’il le fait dans les coins obscurs et désert, il en est puni de mort par les mânes. Celui qui a compris la surveillance incessante des hommes et des mânes ne fait pas le mal, même quand il est tout seul.
  15. La politesse parfaite n’admet pas autrui. La justice parfaite n’établit pas une distinction entre les êtres. L’intelligence parfaite n’élabore aucun projet. L’amour parfait n’accorde aucune faveur. La confiance n’exige aucun gage.
  16. Qui possède une beauté naturelle ignore sa beauté. Ce sont les autres qui lui servent de miroir. Telle est la manifestation naturelle de la beauté. Le saint qui aime les hommes ignore son amour. Ce sont les autres qui lui donnent ce nom. Si l’on ne lui fait pas remarquer son amour, il ignore qu’il aime les hommes. C’est là la manifestation naturelle de sa sainteté.
  17. Faire du bien aux autres hommes et ne pouvoir oublier ses bienfaits, ce n’est pas la générosité du Ciel.
  18. Bien qu’ils communiquent avec l’âme de l’univers, le sage ne se montre pas dédaigneux à l’égard des êtres. Il se garde d’approuver et de blâmer. Aussi vit-il en paix avec tout le monde.

Suivre sa propre nature

  1. Celui qui agit selon son propre cœur ne peut en être détourné ni par la tristesse ni par la joie. Savoir ce contre quoi on ne peut rien et l’accepter comme sa destinée, voilà la vertu suprême. Il accomplit son devoir et oublie sa propre existence. Comment alors aimer la vie et craindre la mort ? Vous n’avez qu’à accomplir votre mission.
  2. Connaître l’action du Ciel, c’est constater ce que chacun de nous possède par nature. Connaître l’action de l’homme, c’est essayer de préserver ce que son intelligence ne peut connaître par ce qu’elle connaît.
  3. Dans la perspective du Tao, les êtres du monde ne possèdent ni noblesse ni bassesse. C’est dans leurs propres perspectives que chacun tend à s’apprécier lui-même et à déprécier les autres. Considéré du point de vue de leurs différences, tous les êtres du monde sont également grand si l’on met en relief leur grandeur. Tous les êtres du monde sont également petits si on fait ressortir leur petitesse.
  4. Tous les êtres ont leur raison d’être. Chaque être à ses aptitudes et ses inaptitudes. Il a son orientation propre. Il est bon à certaines choses et n’est pas bon à certaines autres.
  5. Qui se montre tel qu’il est ne s’écarte pas de sa nature. Qui ne suit que son propre cœur ne s’use pas.
  6. C’est l’appât du profit qui fait oublier sa vraie nature. Qui contemple les eaux bourbeuses manque les eaux claires.
  7. Seul le ver est tout à fait ver parce que lui seul garde sa nature céleste.
  8. Sans penser et sans réfléchir, le penseur ne sera pas heureux. Sans dialoguer et sans persuader, le sophiste ne sera pas heureux. Sans critiquer et sans invectiver, le contremaître ne sera pas heureux. Les uns et les autres sont prisonniers des choses qui leur sont extérieures.
  9. La plupart des hommes dans leurs actes viole la loi du Ciel, ses cartes de leur nature inné, détruisent leurs sentiments vrais, perdent leur âme originelle et agissent en cela selon la foule. Quiconque force sa nature attrapera des ulcères, des tumeurs, des fièvres et pissotera le sperme.
  10. En vérité, celui qui entretient son idéal oublie son corps. Celui qui veut faire vivre son corps oublie le profit. Celui qui atteint le Tao oublie son esprit.
  11. Que tu affirmes ou que tu nies, détiens le moteur du cercle qui est en toi. C’est seulement en réalisant ton idéal propre à toi-même que tu approches du Tao. Ne t’obstine pas dans tes actes et n’impose pas ta justice, car tu manquerais ainsi à ce que tu fais. Ne cours pas après la richesse et ne te sacrifie pas au succès, car tu perdrais ainsi ce qu’il y a de céleste en toi.
  12. Le sage renonce à la dignité et à la richesse si celles-ci peuvent porter préjudice à la nature.
  13. Ne vous attachez pas à votre moi, les choses apparaîtront telles qu’elles sont. Que votre mouvement soit comme celui de l’eau, votre immobilité comme celle du miroir.

La santé, nourrir le vivre (Yang Sheng)

  1. L’homme véritable ne rêve pas pendant son sommeil. Il ne se fait pas de souci à son réveil. Il ne prend pas de repas savoureux. Il respire très profondément et sa respiration provient de ses talons.
  2. Ne vous croyez pas maître de votre corps car l’âge ne peut être repoussé et le temps ne peut être retenu.
  3. Pouvez-vous embrasser l’Unité ? Pouvez-vous ne jamais la perdre ? Pourriez-vous connaître le faste et de néfaste sans consulter l’écaille de tortue ou les foins d’achillée ? Savez-vous vous arrêter à temps ? Pouvez-vous vous retirer quand il le faut ? Pouvez-vous vous désintéresser d’autrui pour vous rechercher vous-même ? Pouvez-vous garder votre esprit libre ? Pouvez-vous rester simple ? Pouvez-vous revenir à l’état de première enfance ? Voilà les règles pour prendre soin de la vie.
  4. L’homme parfait partage avec les autres la nourriture de la Terre. Il partage avec les autres la joie du Ciel, mais il ne se laisse pas troubler par les hommes et les choses. Il ne se mêle d’aucun projet humain. Il va librement et revient en toute simplicité. Voilà les règles pour prendre soin de la vie.

Le bonheur, la frugalité

  1. Celui qui trouve son bonheur aussi bien dans la misère que dans le carrosse et le bonnet sera alors sans souci. Si l’enlèvement des biens provisoires détruit le bonheur c’est que celui-ci était vain.
  2. Le sage dédaigne les biens de ce monde et se tient à distance des nobles et des riches. Il ne jouit pas de sa longévité et ne s’afflige pas d’une mort prématurée. Il ne tire pas gloire de ses succès et n’est pas humilié de sa pauvreté. Tous les êtres ne font qu’un.
  3. Si l’enjeu d’une partie est une tuile, tout joueur sera adroit. Si c’est une agrafe de ceinture, le joueur ressentira une légère frayeur. Si c’est un objet en or, il sera confondu. L’adresse du joueur reste la même, mais son émotion vient de son attachement aux biens extérieurs. Ainsi, celui qui s’attache aux biens extérieurs n’aura que maladresse en son for intérieur.
  4. Que votre corps soit semblable à une branche d’arbre desséchée. Que votre esprit soit pareil à la cendre éteinte. Ainsi vous ne serez visité ni par le malheur ni par le bonheur.

L'innocence, l'enfance

  1. Qui se sert de machine use de mécanique et son esprit se mécanise. Qui a l’esprit mécanisé ne possède plus la pureté de l’innocence et perd ainsi la paix de l’âme.

La savoir, la connaissance, les mots, la parole

  1. Qui reconnaît son ignorance n’est pas grand ignorant. Un grand ignorant ne prend jamais conscience de son ignorance.
  2. Si de trois compagnons l’un deux se trompe sur le chemin à suivre, il est encore possible d’atteindre le but, car un seul s’est trompé. Si deux se trompent, comme ils sont en majorité, les trois se fatigueront à marcher sans atteindre leur but. Au milieu d’un monde qui s’égare, moi seul cherche le vrai chemin.
  3. Tout le monde considère que les formes et les couleurs, les noms et les phonèmes représentent la réalité des choses mais cela n’est pas vrai. C’est en ce sens que « qui sait ne parle pas, qui parle ne sait pas ».
  4. Il est impossible de parler de la mer à la grenouille qui habite dans un puits. Il est impossible de parler de la glace à l’insecte qui ne vit qu’en été. Il est impossible de parler du Tao à un lettré qui vit dans l’étroitesse de son enseignement.
  5. Ce que l’homme sait n’égale pas ce qu’il ignore.
  6. Ce qu’on peut exprimer en paroles, c’est le gros des choses. Ce qu’on peut atteindre en idées, c’est le fin des choses. Tout ce qu’on ne peut exprimer en parole et qu’on ne peut atteindre en idées dépasse à la fois le fin et le gros.
  7. La parole n’est pas sûre. C’est de la parole que viennent toutes les distinctions établies par l’homme. Le Tao explicité n’est plus le Tao. Qui sait que le discours est sans parole et que le Tao et sans nom, celui-là possède le trésor du Ciel.
  8. Ce que la parole peut embrasser et que l’intelligence peut atteindre est limité exclusivement au domaine des êtres. Quiconque saisit le Tao dépasse la portée de la pensée discursive. Tout ce qui peut s’exprimer en paroles et se former en idées s’écarte de la vérité première.
  9. La concentration d’esprit rend pareil à un dieu.
  10. Celui qui sait ne parle pas. Celui qui parle ne sait pas. C’est pourquoi le saint pratique un enseignement sans parole.
  11. Moi et vous, nous ne nous approcherons jamais de la vérité parce que nous savons en parler.
  12. L’intelligence a ses risques. L’homme doté d’une intelligence parfaite est en proie aux machinations de ses semblables. Ainsi, qui renonce à sa petite intelligence sera illuminé par la grande intelligence. Qui oublie le bien, par la même sera bon. L’enfant n’a pas besoin d’un grand maître pour apprendre à parler. Il lui suffit d’être avec les gens qui savent parler.
  13. La nasse sert à prendre le poisson. Quand le poisson est pris, oubliez la nasse. La parole sert à exprimer l’idée. Quand l’idée est saisie, oubliez la parole.
  14. Celui qui ne parle pas s’identifie avec la vérité première. Celui qui parle sans parole parle toute sa vie.
  15. Celui qui connaît le Tao et n’en parle pas, va vers le Ciel. Celui qui le connaît et en parle va vers l’homme. Les anciens allaient vers le Ciel et non vers l’homme.
  16. Le savoir ne sait pas.

L'intuition

  1. L’homme inspiré n’a pas besoin de consulter l’expérience du saint.

"Tchouang Tseu : œuvre complète". Traduction de Liou Kia-hway. Connaissance de l'Orient (Gallimard/Unesco), 1969

Lien vers la biographie Wikipedia de Tchouang Tseu.